Rugby & Strategy : Partie 3
par La Boucherie

  • 23 December 2011
  • 5

Les parties 1 et 2 sont recommandées pour la lecture de cet article.

A l’instar d’un grand penseur contemporain, Vern va nous expliquer qu’il aime quand un plan se déroule sans accroc, mais que ça n’arrive jamais.

 

Rugby et stratégie (3)

Essai d’élucidation du rugby par la stratégie

ou

Les penseurs de la guerre au service du noble jeu

Les improvisations géniales sur le champ de bataille ne sont que le résultat des méditations antérieures.

Maréchal Foch, conférence à l’École navale – août 1920.

Mes meilleures improvisations, ce sont celles que j’ai préparées le plus longtemps.

Attribué à Winston Churchill

Où l’on appréhende les difficultés pour passer du tableau noir au pré boueux et où l’on apprend que les frictions, ce n’est pas uniquement au Synthol…

 

Tout ce dont il a été question précédemment est éminemment théorique. Car stratégie et tactique sont remises en cause pendant la partie, et, comme le dit le vieil adage guerrier :

Les meilleurs plans ne résistent pas au premier coup de fusil.

Il existe en effet une grande quantité de données, de variables, de paramètres à combiner, qui influent sur le jeu et que l’on pourrait décliner presque à l’infini et de manière évolutive sur les 80 minutes de temps réglementaire. Citons en particulier, et de manière non exhaustive :

  • l’adversaire, qui a pris l’habitude de ne jamais réagir comme on s’y attend et qui prend un malin plaisir à contrecarrer toutes nos initiatives,

  • la capacité de chaque équipe à s’en tenir à son « game plan » et à répondre à ses exigences (dans le cas de notre demi-finale pluvieuse, technique individuelle au pied, organisation collective et puissance dans les « rucks » et au contact, supériorité dans les phases de conquête et dans les airs),

  • la capacité de chaque équipe à exécuter des variations autour de la stratégie et la tactique (ce que Pierre Villepreux appellerait « intelligence situationnelle »), à s’adapter à l’arbitrage et aux forces et faiblesses de l’adversaire (aussi bien du point de vue de ses individualités que de son collectif), le tout en fonction du déroulement (du scénario) du match…

  • les modifications de l’état psychologique et physique de chaque joueur,
  • les changements de conditions climatiques,
  • l’arbitrage,
  • les blessures,
  • le coaching,
  • la pression du public et des médias,
  • l’enjeu de la rencontre,
  • le hasard (ou la chance…, ce que l’on nomme habituellement « les caprices du ballon ovale », si chers à Fabien Galthié),

Or nous constatons que les paramètres dont il vient d’être question peuvent être scindés en deux catégories :

  • celle sur laquelle le joueur peut influer,
  • celle qui est donnée comme un invariant (ne seraient-ce, par exemple, que la taille du terrain ou la durée de la partie).

Nous sommes bien dans un système imprévisible, en équilibre instable, où le déterminisme des conditions initiales le dispute à la volonté de l’homme, qui cherche à influer sur le cours des choses. De la même manière qu’il serait faux d’attribuer le mérite d’un triomphe à un seul joueur ou à un entraîneur génial, l’histoire nous a appris qu’il fallait se méfier des victoires dont le seul mérite reviendrait à un général ou à un as. Mais, en contrepartie, il est excessif de sous-estimer la part de l’entraîneur ou du joueur stratèges dans une victoire au profit d’un système de jeu, des conditions extérieures à la rencontre ou de la supériorité physique. Ainsi, si nous retraçons l’épopée du XV de France au cours de la dernière coupe du monde, nous mettons en défaut la maxime déterministe, souvent vérifiée, de Montesquieu :

Il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. 1

Ainsi, selon les observateurs et les échos qui provenaient de l’intérieur, il semblait que le XV de France était extrêmement fragilisé, à la fois par son jeu et ses résultats en demi-teinte voire catastrophiques (défaite contre les Tonga), mais également par son management interne. Or, ce qui promettait d’être un échec cuisant après l’humiliation tongienne, devint une quasi-victoire car les joueurs, à la manière des grands personnages de l’histoire, ont trouvé en eux les ressources pour inverser un destin qui semblait tragique.

Cette « glorieuse incertitude » provient d’un constat simple : ce qui est évident, facile, imparable sur le tableau noir en causerie d’avant-match devient immédiatement plus complexe à réaliser sur le terrain dans les conditions réelles. C’est ce que Carl von Clausewitz nous décrit admirablement comme les « frictions » :

Dans la guerre tout est très simple, mais la chose la plus simple est difficile. Les difficultés s’accumulent et entraînent une friction que personne ne se représente correctement s’il n’a pas vu la guerre… C’est ainsi qu’en guerre tout baisse de niveau par suite d’innombrables contingences secondaires qui ne peuvent jamais être examinées d’assez près sur le papier, de sorte que l’on reste loin en deçà du but… La machine militaire, c’est-à-dire l’armée et tout ce qui en fait partie, est au fond très simple et paraît par conséquent facile à manier. Mais il faut se rappeler qu’aucune de ses parties n’est faite d’une seule pièce, que tout s’y compose d’individus (…) dont le plus insignifiant est capable, parce que le hasard s’en mêle, de provoquer un arrêt ou une irrégularité… Ce frottement excessif, que l’on ne peut, comme en mécanique, concentrer sur quelques points, se trouve donc partout en contact avec le hasard ; il engendre alors des phénomènes imprévisibles, justement parce qu’ils appartiennent en grande partie au hasard.2

En rugby, pourrait-on dire, tout est simple. Les déclarations d’avant-match des joueurs ne laissent en général pas de doute quant à la préparation dont ils bénéficient et la motivation dont ils font preuve. Pourtant, combien de défaites pour autant de victoires annoncées à l’avance, selon la foi du déséquilibre des forces en présence « sur le papier » ? Et combien de plans de jeu qui se sont effrités, une fois confrontés au révélateur de la réalité ? Les frictions peuvent d’ailleurs être d’ordre « politique » et pas simplement « tactiques » : les tensions, le ressentiment, les jalousies sont le lot commun des groupes humains, des équipes de rugby, de leurs staffs ou de leurs fédérations en particulier. L’exemple de l’Angleterre au cours de la dernière coupe du Monde est très représentatif de ces frottements qui peuvent entraîner des effets extrêmement néfastes sur le rendement d’une équipe.

Aux frottements, Clausewitz ajoute une difficulté supplémentaire, qu’il nomme magnifiquement le « brouillard de la guerre », devenu aujourd’hui un truisme pour évoquer la difficulté de prendre des décisions dans le fracas et la cohue du champ de bataille et le désordre des entreprises humaines en général. Et le « brouillard » du combattant existe naturellement au rugby. Imaginons un instant être au cœur d’un regroupement, à la soixantième minute d’un match de coupe d’Europe, dans la peau d’un troisième ligne aile. Voila une heure que l’on court, plaque, est plaqué, pousse en mêlée, saute en touche, prend part aux « rucks » en déblayant, ou en étant déblayé, inexorablement exposé aux chocs, aux contacts, parfois aux coups. Et voici qu’après nous être relevé pour la trentième fois et avoir repris la position d’attaque, le ballon nous échoit. Nous n’avons que quelques dixièmes de seconde pour choisir une option, car le deuxième ligne adverse monte rapidement et vous ne vous sentez pas de le prendre en un contre un. Dans le brouhaha du stade, vous percevez l’appel d’un coéquipier, mais que vous ne parvenez pas à situer distinctement. Vu des tribunes, il y a un quatre contre deux évident à jouer dans le fermé, mais vous préférez repiquer au centre car vous n’avez plus la lucidité nécessaire pour profiter du surnombre, et vous faites avorter une action qui eût pu être décisive…

 

1 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Chapitre XVIII, Nouvelles maximes prises par les Romains, 1734.

2 Carl von Clausewitz, De la Guerre, textes traduits par Denise Naville et présentés par Pierre Naville, Paris, Minuit, coll.« Arguments », Editions de Minuit, 1955, p109 – 111.