Rugby & Strategy : partie 4
par La Boucherie

  • 26 December 2011
  • 4

Dans cette quatrième partie, Vern va utiliser les textes d’un chef spirituel des Rouges. Non, je ne parle pas de Ronan O’Gara.

Rugby et stratégie (4)

Essai d’élucidation du rugby par la stratégie

ou

Les penseurs de la guerre au service du noble jeu

Les improvisations géniales sur le champ de bataille ne sont que le résultat des méditations antérieures.

Maréchal Foch, conférence à l’École navale – août 1920.

Mes meilleures improvisations, ce sont celles que j’ai préparées le plus longtemps.

Attribué à Winston Churchill

 

Où l’on se rend compte que Mao aurait mieux fait de s’intéresser au rugby plutôt que de faire la Révolution culturelle…

 

A travers l’exemple précédent, nous abordons une notion nouvelle qui est celle du choix, notion qui est consubstantielle de celle du moment. Mao, stratège méconnu, écrivait :

[Il faut] attendre l’occasion. Celle-ci se présentera toujours.1

En cela, il s’inscrit dans la grande tradition stratégique et philosophique chinoise, qui consiste à n’intervenir qu’à l’instant opportun de manière à ce que les événements se déroulent naturellement, presque sans effort. Le Prince de Ligne confirme cette idée explicitement :

Le moment est le Dieu de la guerre. C’est lui qui y décide de tout.2

Ce qui fait les grands joueurs et les grandes équipes, c’est incontestablement, au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur capacité à « jouer juste », c’est à dire effectuer le bon geste au bon moment, mais aussi à exploiter l’opportunité lorsqu’elle se présente. L’exemple de l’essai de Philippe Saint-André contre l’Angleterre pendant le Tournoi des Cinq Nations 1991, essai de génie(s) initié par Serge Blanco depuis ses vingt-deux mètres et incroyablement construit par le virtuose Didier Cambérabéro, est édifiant à ce titre. Combien auraient choisi cette option de jeu ? C’est là toute la classe et la « vista » de ces joueurs qui ont compris, peut être intuitivement d’ailleurs, que l’occasion se présentait et qu’il était urgent, par tous les moyens et une audace incroyable, de la saisir…

On en arrive logiquement à la question de la gestion des temps forts et des temps faibles, problème qui se pose invariablement à chaque équipe lorsque les débats sont équilibrés. On appelle temps fort un moment de domination, qui doit normalement se concrétiser par une marque. A l’inverse, le temps faible est le moment où l’équipe subit le jeu mais dont l’habileté est reconnue par sa capacité à peu ou ne pas encaisser de points à cet instant. Une fois de plus, tournons-nous vers Mao :

Il est clair que nous devons apporter une réponse juste aux questions de principe suivantes : déterminer correctement notre orientation stratégique, lutter contre l’aventurisme dans l’offensive, contre le conservatisme dans la défensive, contre l’esprit des paniquards pendant les déplacements.3

Cette phrase pourrait servir d’exergue à un petit manuel du Top 14, où la stratégie prend souvent le pas sur le jeu. Mais tout est dit et pourrait être traduit en langage ovale de la manière suivante : choisir un « game plan » pertinent, ne pas systématiquement relancer de sa moitié de terrain, savoir prendre des risques mesurés en défense, bien gérer les fins de matches accrochés à l’extérieur.

Mao n’en oublie pas pour autant d’évoquer la contre-offensive, c’est à dire, au rugby, la contre-attaque née du « turn-over ».

Gagner la première bataille, l’envisager dans le cadre du plan d’ensemble, envisager la phase stratégique suivante, tels sont les trois principes que nous ne devons jamais oublier lorsque nous commençons une contre-offensive.4

Transposons cette assertion au rugby : récupération de la balle, évaluation de la situation d’ensemble et du risque représenté par une contre-attaque par rapport au gain escompté à ce moment-là de la partie, analyse de la disposition des joueurs amis et adverses sur le terrain, et, le cas échéant, initiation de la contre-attaque. Naturellement, cette évaluation de la situation et le choix de conduire la contre-attaque résulte de la décision des leaders de jeu (demi de mêlée ou ouvreur par exemple), mais aussi de la compréhension immédiate et implicite par les coéquipiers de l’initiative de leurs partenaires et d’une vision partagée du jeu. Cette cohésion est obtenue grâce à l’entraînement commun, l’expérience collective, mais aussi et bien sûr par l’appropriation d’une stratégie proposée ou imposée par l’entraîneur.

La stratégie en question est pour ainsi dire « identitaire » : elle correspond à un club, une nation, un entraîneur ou à une conception du rugby, mais aussi aux « moyens » humains et matériels qui sont à disposition du stratège. Ne pratique pas le jeu des All Blacks qui veut : il faut une vraie tradition, une volonté soutenue sur la longue durée de sélectionner et former un certain type de joueurs dans un certain schéma, pour ne serait-ce qu’avoir l’opportunité de bâtir ce jeu au plus haut niveau. Il arrive aussi, en fonction de l’évolution des règles, des techniques ou des modes, qu’une « école » de rugby prenne le pas sur les autres et impose au monde ses canons. Ainsi a-t-on entendu certains techniciens opposer les rugby vainqueurs en 2007 et en 2011. Le premier, incarné par les Boks, est jugé restrictif et peu créatif car fondé sur la puissance physique et la conquête. Le second, incarné par les Blacks et tirant parti de nouvelles règles sensées privilégier l’attaquant, est jugé plus offensif et spectaculaire. D’une certaine manière, on pourrait trouver une analogie de cette opposition dans la controverse qui a impliqué les tenants de la défensive statique contre les partisans de la guerre de mouvement pendant l’entre deux guerres.

En Europe, il semble que deux écoles dominent : la « Britannique » privilégie un jeu direct, dit « stéréotypé », en application d’un « game plan » bien rôdé et simple à mettre en œuvre (ce qui ne signifie pas qu’il est simpliste et ne demande pas une grande technicité). L’école « française », dite du « french flair », et sa cousine hybride « toulousaine », est certainement à rapprocher de l’Auftragtaktik inventée par les Allemands entre les deux guerres mondiales. Elle laisse aux échelons subordonnés, les joueurs, une plus grande part d’initiative. En deux mots, l’objectif prime la façon d’y arriver et le joueur est éventuellement autorisé à déroger au « game plan » s’il estime que sa prise d’initiative peut être efficace (ce qui ne signifie donc pas que l’on n’a pas de stratégie préétablie ou que l’on passe son temps à faire des chisteras : le joueur est, de ce fait, plus responsabilisé dans sa prise de risque).

1 Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 5, Le début de la contre offensive, 1936.

2 Prince de Ligne, Préjugés et fantaisies militaires, Sur l’infanterie, Des Légions, 1780.

3 Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 3, De ces particularités découlent notre stratégie et notre tactique, 1936.

4 Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 5, Le début de la contre offensive, 1936.