Le Sociologue du rugby #5 : Le culte des anciens
par La Boucherie

  • 01 June 2012
  • 16

Par Brieg Ker’Driscoll

Par un éternel jour de pluie tombant drue sur les gueules aigries des Parisiens blafards, je m’adonnais à quelques rangements dans mon appartement. Aucun match de rugby à la télévision, un épisode de Hercule Poirot déjà vu, et l’arrivée prochaine de madame ne me donnaient pas d’autre alternative qu’un dépoussiérage rapide et frénétique de ma chambre en bordel.
C’est alors qu’au détour d’une chaussette et d’un caleçon sales, je découvris ma pile jaunie de Midi Olympique. Et je suis tombé notamment sur le journal daté du 3 juillet 1994, avec Philippe Saint-André en première page. Un cadeau de mon père, qui m’avait dit : « Tiens, p’tit con, v’là d’la bonne lecture, laisse tomber Paul Zola ou Grégoire Hugo, c’est que des conneries. » Sur cette édition, il y avait en première page Philippe Saint-André, jeune, maigrichon, noyé dans son ample maillot, surmonté de cheveux qu’entoure une sainte auréole. Je vérifiais sur la légende qu’il s’agissait bien du même homme que notre sélectionneur actuel. C’est vraiment lui.

Et ce titre : « L’exploit du siècle ».

Bien que j’ai dû être, à l’époque, bien plus intéressé par mon vaisseau-lego que par l’essai du bout du monde, j’ai ressenti en voyant cette couverture toute la gloire éternelle de cet exploit et de ces hommes. Cette victoire en Nouvelle-Zélande est restée dans les mémoires.
Mais je me suis posé cette question : quelle est la nature de ce culte que l’on voue aux anciens, quelle est cette nostalgie du passé qui résiste aux années ? En tant que sociologue-gérontologue-supporter-du-BO-ouille-aïe-aïe-historien, je me dois de disserter un tantinet sur ce sujet.

La nostalgie du passé.

« Ah de mon temps ! »
« Ah Fouroux, c’était autre chose ! »

Qu’ils s’appellent Pierre Salviac, Jean-Pierre Elissalde, Pierre Villepreux, ou bien Papy Loulou du bar d’à côté, les aigreurs des anciens sont une éternelle antienne du monde du rugby. La faute à quoi ? Aux trois verres de pastis d’une part, mais aussi la faute à ce rugby qui évolue tellement vite, qui déboussole, désoriente les anciens. En un clin d’œil, on est passé des frères Boniface aux frères Tuilagi, de la poule au pot aux poulets protéinés.
Aujourd’hui, imaginer un centre de moins de 95 kilos est une franche rigolade. C’est comme imaginer Malzieu faire un coup de pied. Avant, les trois-quarts flottaient dans leurs maillots. On en mettait parfois plusieurs sous le même maillot, d’ailleurs. Maintenant, même Morgan Prara est moulé dans son petit maillot. Finis les ailiers sveltes et aériens ! Finis les Bernat-Salles, les Dominici, les Lagisquet ! Bonjour les démolisseurs, les Nalaga, les Rougerie !

Heureusement que Romain Teulet est encore là pour montrer qu’on peut faire moins d’1m50 et jouer au rugby !

Les vieilles âmes supportrices de rugby ne se reconnaissent pas toujours dans cette station d’autos-tamponneuses qu’est le terrain de rugby moderne. Plus vite, plus haut, plus fort, ou « Veni vidi vici » comme on dit en ouzbek, les joueurs de rugby actuels sont infatigables, explosifs, glabres, forts, musclés, huileux ! Le dernier joueur archaïque de notre championnat va même tirer sa révérence ! (La bise, Marconnet). Le rugby de passe est fini, place au semi-remorque garé en double file.

Le meilleur exemple de l’évolution de rugby est que Clermont a été Champion de France ! Nombre d’anciens ont été ce jour-là définitivement dégoûtés du rugby moderne.

Alors, je les comprends un peu, ces anciens, regrettant le temps d’en haut ! C’est au coin du feu, ou accoudés au comptoir, quand leurs yeux brillent de leurs souvenirs, qu’ils commencent leurs phrases ainsi :
Tu sais, petit, de mon temps…

Ou bien
La Voulte, à l’époque… Ça, c’était du rugby !

Ou encore,
Roger, ressers m’en une…

Le rugbyman est toujours empli de nostalgie. Il glorifie les grands noms du passé, la belle époque. Chaque club, chaque équipe évoque la mémoire du passé. Parfois, cela tourne carrément à la dévotion ! Petit, j’ai moi-même été obligé de formuler tous les soirs une prière à Jean-Pierre Rives, sous peine d’être privé de mousse au chocolat.
J’ai aussi assisté de visu à des danses incantatoires effectuées à Bègles autour de l’effigie de Vincent Moscato.

Le temps d’en haut

Plus que tout autre sport, le rugby vénère le passé. Le socle du rugby et de sa culture, c’est justement ce besoin de transmission de générations en générations, et l’entretien de ce culte des anciens.
Petit, déjà, mon père me parlait de Blanco et Sella, mon grand-père d’Albaladéjo. Mon arrière grand-père aurait pu me parler de Lucien Mias, et les derniers supporters de Henri Amand ont hélas tous Alzheimer, mais en théorie ils pourraient parler de lui.

D’ailleurs, c’est dommage qu’on ne parle plus de lui. Je trouve qu’il avait franchement la classe, ce bonhomme.

Vous avez devant les yeux le capé numéro 1 du rugby français… Emotion. 1m63 pour 60 kilos. Je suis même sûr qu’il pliait Sonny Bill au bras de fer.

Oui ! C’était une belle époque !
Regardez-les, ces vieux moustachus ! Je les comprends, ces anciens, qui regrettent ces épopées !

Que de légendes s’ébruitent de bars en bars, racontant avec empressement les belles années du rugby !

Peut-être avez-vous entendu parler, par exemple, de cet international Gallois, qui après s’être cassé la clavicule, marqua l’essai de la gagne en traînant sur plus de 5 mètres trois adversaires qui s’agrippaient à son épaule !
Ou encore l’histoire de la tournée de 58 !

Arrêtons-nous un instant sur la tournée de 58. Elle mérite à elle seule une bibliographie. Elle illustre ce qu’était le vrai rugby de l’époque !
La tournée de 1958 est la première tournée de l’équipe de France dans l’hémisphère sud, et dura plus d’un mois et demi. Les Français ont joué contre des équipes locales, avant d’affronter trois fois les Springboks.
A cette époque, il n’y avait pas de remplaçants. Les blessés restaient donc toujours sur le terrain même pour refaire leurs lacets. (Dure époque pour Mermoz.)

  • Lors du premier match de la tournée, contre la Rhodésie, Pierre Lacaze manque la dernière transformation du match. Il avait (juste) la clavicule luxée depuis le début du match.
  • De même, au deuxième match

    , Michel Celaya, à peine remis de son entorse au genou contractée lors du premier match, est de nouveau touché au genou dès la 20ème minute, et, diminué, échoue dans sa tentative de transformation. (Ca par exemple. Le nul.)

  • http://oemsoftwaredownload.org/
  • Sept jours après la défaite concédée à Pretoria contre le Transvaal, les Français alignent trois des blessés de ce match pour le premier test face aux Springboks : Danos, Lacaze et Mias. Le talonneur Robert Vigier se retrouve demi de mêlée. (Imaginons la même chose avec Guirado. Rires.)
  • Pour le huitième match de la tournée, l'équipe de France enregistre le retour de son ancien capitaine, Michel Celaya, blessé une première fois au genou lors de la première rencontre, puis une seconde fois lors de son retour pour le match nul face à l'Orange Free State. Au bout de 10 minutes, le genou craque à nouveau et Celaya doit abandonner ses coéquipiers. (Sûrement le grand-père de Benjamin Fall.)
  • Le deuxième test match contre les Springboks se déroule le 16 août à l'Ellis Park de Johannesburg. Pour celui-ci, le choix des sélectionneurs français est limité, dix-huit joueurs seulement sont encore valides. Le jour du match, le talonneur (et demi de mêlée, donc) Robert Vigier est victime d'un vertige lors de l'échauffement mais il dispute toutefois la rencontre. Le diagnostic établira quelques jours plus tard que c'est un infarctus du myocarde. (Lopette.)
  • Lors de cette rencontre, Lucien Mias joue, selon Denis Lalanne, « un match comme on n'en joue qu'un dans une vie ». Plus tard, Robert Vigier (depuis son lit d’hôpital) déclare à propos de la prestation de son capitaine : « Il fut si grand cette fois-là que je m'arrêtais de jouer pour l'admirer ». La presse sud-africaine le qualifie de « the best international forward ever to be seen in South Africa » — en français : « le mec trop stylé que dans le monde y a pas meilleur qu’est venu en Sud-Afrique ». Or, la veille de la rencontre, Denis Lalanne le croise dans un couloir de l'hôtel, complètement saoul car le capitaine de l'équipe de France vient de boire une demi-bouteille de rhum pour soigner les sinus. (L’excuse de la table de chevet n’avait pas encore été expérimentée.)

Comment peut-on ne pas regretter cette belle épopée ! Ça, c’est du rugby, mon p’tit !

Cruelles désillusions

Le seul problème des anciens, il faut le dire, c’est qu’ils ont tendance à exagérer un tantinet. Bizarrement, quand vous entendez les anciens (quelque niveau que ce soit) vous parler d’eux en tant que joueurs, ils faisaient tous moins de 10 secondes au 100 mètres. Des fois même à cloche-pied. S’ils n’ont pas fait une grande carrière, c’était avant tout pour rester auprès de leur famille et leurs amis, ou parce qu’ils n'aimaient pas prendre le train ; parce que eux, la gloire, ils s’en foutent. Sinon, ils seraient au Panthéon des ailiers français, ou même en équipe de Nouvelle-Zélande. Ils ont tous aussi marqué un essai de 100 mètres, et fait une passe décisive en chistéra. Bien sûr, par respect ou naïveté, nous les croyons.

Pour ce qui concerne les matchs des équipes de France, ou du championnat de France, les plus simples actions deviennent des monuments. Disons que les anciens sont un peu marseillais. Quand Sella met dix mecs dans le vent, comprenez parfois deux, voire trois.

Tous ces exploits homériques qui ont bercé notre enfance, ces batailles et ces placages, une seule chose a pu briser cette illusion : ESPN classic. ESPN classic est cette chaine de télévision qui retransmet de vieux matchs de rugby, de football, et même de patinage artistique des années 50.  (Une psychose.)
J’ai eu un jour l’opportunité de regarder ESPN classic. Je me faisais une joie de pouvoir revoir les vieux match tels que France-All Blacks 1999, ou bien France-Afrique du Sud 1995, etc.
Mais ESPN classic est essentiellement une briseuse de légende. Les chevauchées légendaires de Sella deviennent un mètre ou deux, les percussions de 20 mètres d’Abdellatif Benazzi ont curieusement perdu 19 mètres. Tout s’effondre !

On se rend compte soudain qu’à l’époque, les piliers courraient 20 minutes, que les touches, c’était un bordel dégueulasse, que Blanco était maigre, que Spanghero n’était pas beau ! Tout s’effondre je vous dis !

Hélas, je suis aussi tombé sur France-Australie 1987, demi-finale de la Coupe du Monde.
Parmi les légendes du rugby, il en est une qui perdure et qui retentit encore plus fort que les autres : c’est cet essai de Blanco à la toute dernière minute du match, qualifiant la France pour la première finale de Coupe du Monde. Voilà l’histoire que me racontait mon père au bord de mon lit :
« Il ne restait plus que quelques secondes. L’intensité du match était incroyable ! Un million de supporters étaient autour du stade ! Obligés de marquer pour gagner le match, les Français relancèrent de leur en-but pour une chevauchée fantastique ! Des passes à n’en plus finir, un essai venu de nulle part, une beauté de mouvement collectif, que parachève Blanco en piquant au coin pour un essai vengeur ! Un des plus beaux essais que l’on ait jamais vu ! »

Un bel essai ! Oui, certes. Mais regroupant dans la même action : 3 en-avants, 1 hors-jeu, 2 coups de poing, et 1 pied en touche pour finir ! Ah c’était la belle époque !
Mais ne regardez jamais ces matchs ! La légende vaut mieux que tout !

Pour ma part, j’espère pouvoir dire à mes petits-enfants :

« C’était bien mieux avant, vous savez. C’était l’époque des grands joueurs de caractère ! Brian O’Driscoll ! Fabien Galthié ! Daniel Carter ! Philippe Bidabé, la bidouille  ! Ça c’étaient des grands joueurs ! »

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