Ma vie en 80 minutes
par La Boucherie

  • 20 March 2012
  • 11

 
Un texte proposé par Vern Dublogue,
Son site.

 

Ma vie en 80 minutes

 

Dans le vestiaire, le coach m’a regardé droit dans les yeux.

Il m’a dit :
C’est le match de ta vie !
J’ai enfilé mon maillot. Le couloir a éjaculé les joueurs des deux équipes sur le terrain.
J’étais ébloui par la luminosité. L’ambiance était électrique. J’ai à peine eu le temps de me rendre compte de ce que m’entourait : les tribunes, la famille, le banc, les copains, les mecs d’en face… Sans attendre, l’arbitre a sifflé le coup d’envoi.

Putain, elle est pour moi !
Je me suis campé sur mes appuis, les jambes bien écartées, bien fléchies. J’ai rapproché les bras de mon buste en inspirant très fort. J’ai senti, rassuré, le cuir rugueux de la gonfle s’enfiler dans le berceau que je lui avais improvisé.
C’est bon je l’ai.

J’ai aperçu une ombre fondre sur moi. Une fraction de seconde, j’ai peur de me faire mal, je regrette d’être là. Trop tard. J’ai senti le choc. J’étais contracté. J’ai serré le ballon très fort. Je n’ai pas très bien compris ce qu’il s’est réellement passé. Un instant plus tard, j’étais au sol, prisonnier d’un amas de joueurs. J’ai vite retrouvé le nord. Mes bras étaient libres, je m’étais tourné du bon côté. J’ai accouché l’ovale bien au chaud derrière le ruck.

J’étais coincé mais j’étais apaisé. Je ne m’étais pas fait mal. J’avais au moins réussi ça.

Je vis un coéquipier s’approcher, se baisser, ramasser la balle et repartir au près, casque en avant.
Déjà, j’étais libéré. Je savais ce que j’avais à faire : je joue numéro 9.

Je me suis relevé et précipité au cul du nouveau ruck. Le ballon m’attendait, sagement. J’ai planté mes pieds dans la pelouse, je me suis accroupi et ramassé vivement, j’ai poussé sur mes jambes et j’ai balancé mes bras en direction de l’ouvreur. La passe : tendue, vrillée, rapide. Elle arrive à bon port. Deux secondes plus tard, la gonfle est dans les tribunes.
Le capitaine, le vieux troisième ligne centre, me passe la main dans les cheveux et me dit :
C’est bien petit, continue.

Quinzième minute. Je suis dans le rouge. L’action s’est déroulée sur plusieurs temps de jeu d’un bout à l’autre du terrain. J’ai couru après la balle, de ruck en ruck. J’ai joué même sens plusieurs fois dans le grand côté qui a rapetissé au fur et à mesure, puis j’ai renversé le jeu sur un surnombre extérieur, avant d’alimenter au près. La zone du 10 a rompu sur un percée d’un de nos flankers.

On est à cinq mètres de la ligne adverse. Le ballon sort, ralenti. Je regarde à gauche. Je regarde à droite. Je regarde devant. Je vois le trou. Je vois la ligne. Je feins d’appeler les gros, je me baisse, ramasse et je tente la valise.

Le trou n’en était pas un. Je me fais découper par une cisaille première – troisième ligne. Impossible de passer les bras. Je tente de me tourner vers mes partenaires. Je suis au sol, parallèle à la ligne d’en but, du moins je crois. Je sens une force violente qui tente de me voler la gonfle. Je résiste un moment, puis je lâche. Ça castagne à l’étage du dessus et j’assiste impuissant à ce combat épaule contre épaule, bras contre bras. Coup de sifflet de l’arbitre. Pénalité contre nous. Ballon gardé au sol.

Je me relève et j’implore du regard le pardon de mes coéquipiers. Ils sont déjà partis se replacer. Je fais de même.

J’ai remarqué sur le bord du terrain une fille. Elle sourit alors que je regagne la ligne de défense. Je la trouve belle. Je lui souris brièvement et je regrette immédiatement. J’ai l’impression d’être niais. Je me sens toutefois pousser des ailes. Je vais lui montrer ce que je sais faire… Je tourne à nouveau le regard vers elle mais elle s’est détournée.

La partie se poursuit. A chaque fois que je plaque, à chaque fois que je suis plaqué, à chaque arrêt de jeu, avant chaque touche ou chaque mêlée, je la regarde. Elle me regarde aussi, du moins je crois. C’est sûr, je lui plais. Elle me plaît aussi. Sa silhouette, ses attitudes, son sourire.

A m’en donné, je prends le trou. Cette fois, c’est la bonne. Je m’infiltre dans la défense, je cours sur vingt mètres, je sens que je vais être rattrapé, j’entends un appel sur ma droite, je me sens tomber. Instinctivement, je transmets à hauteur. L’avant ne contrôle pas. En-avant.

Je me relève. Je suis fier de moi. C’était un beau mouvement. J’ai senti le public se lever. Aussitôt je jette un œil sur le bord de touche. Elle discute avec l’ailier côté ouvert. Elle n’a plus aucune attention pour moi. Sa posture, qui me paraît soudain obscène, ne trompe pas. Elle rit aux éclats. La colère m’envahit.

J’ai débordé d’activité jusqu’à la mi-temps. J’ai essayé de ne plus y penser. Et puis, dans les cinq dernières minutes, alors que je refaisais mon lacet sur la ligne des dix mètres, pendant qu’un joueur se faisait soigner, je l’ai vue. Je n’ai pas très bien compris au début. Je ne l’ai pas trouvé si belle. Mais pourtant je l’ai immédiatement désirée. Rien à voir avec l’autre. Un désir mûr, ardent et constant. Dans une fulgurance, je me suis vu avec elle, dans le meilleur et dans le pire, dans le temps fort comme dans le temps faible.

Je ne pensais plus qu’à elle et au match. Je voyais bien que je lui plaisais aussi. Je me sentais bien. J’étais serein.

Mi-temps. Déjà…

Bruits de crampons sur le carrelage. Éclats de voix dans les douches. Dans les vestiaires, je tentais d’analyser mon début de match. Tout était allé si vite. J’avais l’impression de ne pas avoir joué. Je voulais plus de ballons, plus de courses, plus de contacts. Le coach fut dur avec moi. Il me dit que j’avais raté un plaquage, que je n’avais pas assez alterné, que je m’étais contenté de faire des passes. C’était injuste et vrai à la fois. J’ai baissé la tête et je me suis tu.
Le coach m’a répété :
C’est le match de ta vie !
J’avais peur de passer à côté. Mais j’avais la certitude d’avoir donné le meilleur de moi-même.

De retour sur le terrain. En passant, je m’approche d’elle. Elle me sourit et m’envoie un baiser.

C’est mignon.
C’est con.

Mais je me fous du qu’en dira-t-on. C’est le moment le plus heureux du match. Je me sens bien, je crois que je pourrais voler. Je prends ma place sur le terrain. Je regarde dans la tribune. Je vois ma mère. A ses côté, un fauteuil vide. Je me demande bien où se trouve mon père…

C’est reparti.

Ça recommence mal. Sur l’engagement, on se fait transpercer et l’action finit entre les perches. On se réunit sous les poteaux. Je vois bien qu’il faut que quelqu’un dise quelque chose mais personne n’ose. Je pense à elle et, à la surprise générale, je me lance. Je commence par leur parler de placement défensif, de tactique. Le cercle se referme autour de moi. Je suis accroupi au milieu d’eux, ma main scande mes paroles. J’ai l’impression de hurler. Et puis je me lâche :
Moi les gars, je suis venu ici pour mourir sur le terrain. Je pourrais mourir pour toi, Paulo ! Et pour toi, JP ! Et vous, est-ce que vous pourriez mourir pour moi ? Moi, je crois que oui ! Ce match, on va le gagner, ou on en mourra tous !

Je sens combien mes mots sont excessifs, dérisoires, et pourtant je sens combien ils sont sincères et combien ils portent. Ils sont empreints de l’orgueil et de la vanité du joueur, mais aussi de son honneur et de sa grandeur.

La transformation passe et on retourne au mastic en trottinant.

A ce moment donné, je suis Napoléon.
A ce moment donné, je suis Lucien Mias.
A ce moment donné, je suis Moi.
A ce moment donné, une immense envie de jouer et de gagner m’habite. Il me suffit de penser à elle et je suis conforté.

Et je ne pense plus alors qu’au jeu.

Et l’on joue. On les cabosse. On se cabosse. Jamais je ne me suis battu comme ça. La douleur m’est indifférente. Je ne pense plus, je joue.

Arrive la cinquantième. Le coaching commence. Je vois avec un peu d’anxiété mon remplaçant s’échauffer. Je cherche le second souffle les mains sur les cuisses. Hors de question que je sorte à cet instant du match…

La fin approche, c’est le money time. On n’a pas vu le ballon depuis cinq minutes. Je me suis un peu échauffé avec un gros d’en face. Un début de générale. Quelques moulinets, une ou deux mornifles qui portent mollement. Rien de bien méchant. Je me fais sermonner. Le jeu reprend. Un deuxième ligne adverse s’élance le long d’un ruck.

Un monstre.

Il a pris de la vitesse. Ma troisième ligne est à terre. Il est pour moi. Je dois me sacrifier pour les copains. Je m’agrippe comme je peux pour le faire tomber. Il me traîne sur quelques mètres, puis s’affaisse lourdement sur moi. Je me dis, satisfait :
Ouf, il n’est pas passé.
Puis soudain, une violente douleur me paralyse. J’entends un craquement et je sens mon genou tourner.

Je hurle.

Le stade s’est tu un instant mais le jeu continue. Les soigneurs se précipitent sur moi.

Je revois le match défiler dans ma tête. Je m’en veux.
Putain, quel con !
C’est vrai, on était loin de la ligne, je n’étais pas le dernier défenseur…
Putain, ça fait mal…

Finalement, on me met sur une civière et on me sort. J’entends les applaudissements du public. C’est pour moi. Je suis fier. Le speaker écorche mon nom et annonce d’une voix monocorde que je suis remplacé.

Elle est à mes côtés et s’efforce de ne pas pleurer. Je sais que ma saison est terminée, mais je ne veux pas sortir.
Pas moi. Pas déjà…

Elle me tient la main en réprimant un sanglot dans une grimace que je trouve adorable. Elle me paraît si vieille alors qu’on a à peine vécu… Moi, bravache :
J’ai bien joué, tu ne trouves pas ? Quel est le score ?

Je vois le ciel bleu immense au-dessus de moi, je frissonne.
J’entends la rumeur du stade, je suis ému.
Je souris, je n’ai plus mal.

Et puis plus rien.