Rugby & Strategy : Partie 6par La Boucherie 30 December 2011 % Où l’on constate que Gerhard Vosloo est la quintessence de la combinaison du choc et de la manœuvre, c’est à dire, l’arme absolue… Rugby et stratégie (6) Essai d’élucidation du rugby par la stratégie ou Les penseurs de la guerre au service du noble jeu Tout cela est bien beau, me direz-vous, mais ni Sun Zu, ni Mao n’ont jamais fait un cadrage-débordement. Eh bien si, du moins, les soldats qu’ils ont dirigés ont certainement, et à plusieurs reprises, fixé et débordé leurs adversaires. Car, comme nous le rappelle l’Encyclopédie Universalis : Sur le plan tactique, définissant des techniques de combat, [les doctrines militaires] ont cherché à combiner d’abord choc et mouvement, puis à introduire le feu dans la manœuvre.1 Dans l’armée française, par exemple, la définition de l’attaque est la suivante : Acte essentiel de la manœuvre offensive visant par la combinaison du feu et du mouvement, soit à détruire un ennemi déterminé, soit à le chasser des zones qu’il occupe en lui infligeant le plus de pertes possibles.2 Au-delà de la volonté de faire mal (présente également au rugby notamment dans l’expression « marquer l’adversaire » fréquemment entendue chez les commentateurs sportifs), il faut retenir que l’on peut finalement réduire la tactique et la stratégie à un nombre limité de ce que le stratège Hervé Coutau-Bégarie appelle les « modalités »3, modalités dont les combinaisons et les variations permettent une infinité de modélisations du champ de bataille. Pour le rugby, il paraît pertinent de n’en retenir que deux : le choc et la manœuvre. Le choc (…) résulte d’une application soudaine et massive de violence. (…) A l’échelon tactique (…), il représente, dans le combat classique, le préalable à la percée. Ses effets psychologiques [sont] récurrents. La manœuvre consiste à déplacer et à déployer ses forces pour gagner une position favorable par rapport à l’adversaire. (…) Son succès repose sur le maintien du secret d’une part et sur sa rapidité d’exécution d’autre part.4 Le choc sape, désorganise, provoque l’attrition. La manœuvre, quant à elle, cherche les points faibles, à déborder, à percer, à se mettre dans les conditions favorables pour l’attaque ou la défense. S’agissant du choc, on imagine sans mal qu’il est représenté par la percussion, l’impact physique dans les contacts, mais également par la mêlée et le groupé pénétrant (autrement appelée « cocotte »). En effet, la « cocotte » manœuvre difficilement et lentement, elle est prévisible, mais sa puissance de pénétration dans l’axe est énorme lorsqu’elle est bien conduite et il est rare dans ce cas que l’on parvienne à l’arrêter sans se mettre à la faute, à moins de concentrer des forces très importantes contre elle et de s’affaiblir par ailleurs. Elle n’est pas sans rappeler la tortue romaine. S’agissant de la manœuvre, la définition donnée plus haut ne serait certainement pas éloignée de celle du jeu en mouvement par Pierre Villepreux. Au contraire du choc, on agit alors plus dans l’évitement, dans l’intervalle, avec vitesse et dans le bon tempo. Un modèle du genre est la percée d’Anthony Floch contre Perpignan en finale du championnat de France 2010. Sur l’action en question, on voit bien que le « maintien du secret » sur ce lancement de jeu est garanti par des leurres, et la rapidité d’exécution est obtenue par la passe sautée de Brock James, précise et tendue, tout comme la bonne temporisation d’Aurélien Rougerie et la course dans l’intervalle de l’arrière. Le déséquilibre dans la défense est alors créé et il suffit ensuite d’exploiter à deux reprises les failles consécutives (Floch puis James) pour se retrouver près de l’en-but. Mais, nous l’avons déjà dit, le choc et la manœuvre peuvent se combiner pour augmenter encore leurs effets. A n’en pas douter, le jeu des All-Blacks est à l’heure actuelle celui qui associe avec le plus de régularité ces deux effets. On peut en trouver l’illustration dans l’essai marqué en demi-finale de la dernière coupe du monde par Ma’a Nonu. Ce même Ma’a Nonu est le symbole de cette arme fatale du rugby moderne, lui qui sait pratiquer à la fois un jeu d’évitement, notamment grâce à des appuis et une pointe de vitesse au-dessus de la moyenne (manœuvre), et, lorsqu’il est plaqué, qui non seulement conserve l’avancée sur l’impact grâce à sa puissance physique (choc) mais qui parvient également à faire vivre le jeu en passant après contact à un partenaire lancé dans l’intervalle (choc + manœuvre). La combinaison du choc et de la manœuvre est effectivement une caractéristique moderne. Elle provient de la capacité des avants à participer de plus en plus au jeu, grâce à une faculté à se mouvoir et un bagage technique qui se sont significativement améliorés avec le professionnalisme, et de l’augmentation considérable de la densité physique des arrières. L’écueil de cette évolution est que le jeu devient de plus en plus stéréotypé, puisque les joueurs les plus puissants sont tentés d’aller rechercher l’affrontement direct plutôt que l’intervalle. Comme le disait avec beaucoup de finesse Jean-Pierre Rives dans un quotidien sportif, Au lieu de s’évertuer a courir derrière les attaquants comme nous le faisions, ce sont eux qui maintenant viennent vers nous pour se faire plaquer, c’est quand même moins fatiguant… Souvent les rugbymen oublient-ils l’adage du maréchal de Saxe : Je ne suis cependant point pour les batailles, surtout au commencement d’une guerre, et je suis persuadé qu’un habile général peut la faire toute sa vie sans s’y voir obligé.5 On en revient à la conception confucéenne de l’art de la guerre, incarnée entre beaucoup d’autres par Sun Zu, pour qui l’art de la guerre est fondé sur la duperie.6 Cependant, on sait ce qu’il est advenu des nations qui ont refusé d’entrer dans la modernité où la puissance de feu devenait prépondérante par rapport aux armements traditionnels. La Chine en fit les frais à la fin du XIXème siècle. Aujourd’hui, il serait illusoire de prétendre rivaliser au rugby en basant son jeu uniquement sur le mouvement, la feinte et les grandes envolées… 1 Ibid. 2 http://www.cesat.terre.defense.gouv.fr/IMG/pdf/Extrait_du_TTA_106.pdf, p497. Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Chapitre V, section IV – 3 http://www.stratisc.org/traite_tdm.htm. 4 Alain Vuitel, La Synthèse Feu, Choc, Manœuvre et Incertitude, MILITARY POWER REVUE der Schweizer Armee – Nr. 1 / 2011. 5 Maurice de Saxe, Mes rêveries, Henri Lavauzelle éditeur, Paris, 1895, pp. 118-119. 6 Sun Zu, L’art de la guerre, Article I, traduction du père Amiot, Les mille et une nuits, 1996.