Rugby & Strategy : Part deuz’
par La Boucherie

  • 21 December 2011
  • 6

Après la première partie présentant l’esprit de cette série d’articles, nous apprendrons aujourd’hui la différence entre la stratégie et la tactique. J’espère que la partie 3 fera la distinction entre un marron et une châtaigne.


Rugby et stratégie (2)

Essai d’élucidation du rugby par la stratégie

ou

Les penseurs de la guerre au service du noble jeu

Pour moi, qui ne comprends pas la pensée séparée de l’action, qui ai la même horreur des intellectuels rachitiques que des soudards imbéciles, (…) cela fait toujours plaisir de rencontrer un cérébral qui est aussi un fort et un actif.

Maréchal Lyautey, certainement à propos de Pascal Papé, Lettre d’Olympie, 1893.

 

Où l’on apprend que Marc Lièvremont est un excellent joueur de bilboquet…

 

Après l’avoir longuement introduit, prenons d’abord soin de bien définir le sujet. Les définitions de la stratégie sont nombreuses. Nous nous en tiendrons à celle de Julian Corbett1 :

La stratégie est l’art de diriger la force vers le but à atteindre (Strategy is the art of directing force to the end of view).

A vrai dire, dans notre cas, cette définition est d’une importance moindre que les deux conséquences qui en découlent :

  • Premièrement, et quelle que soit la définition que l’on donne à la stratégie, celle-ci a une vocation pratique. Elle suppose certes une théorie, mais elle n’a d’autre but que la victoire : il faut surpasser l’adversaire. C’est pourquoi nous pouvons nous permettre de lui donner une application au sport en général et au rugby en particulier.

  • D’autre part, il ne faut pas confondre la stratégie et la tactique. La tactique s’entend comme les techniques et procédures utilisées « sur le terrain » par le soldat ou son chef direct pour obtenir un gain immédiat et provisoire. La stratégie, quant à elle, s’entend dans une acception plus large, plus générale, à un niveau supérieur de réflexion, de conception mais aussi d’accomplissement.

Pour illustrer ce hiatus fondamental, imaginons que nous ayons à jouer une demi-finale de la coupe du monde sous la pluie. Une stratégie envisageable pourrait être de mettre en œuvre un jeu prudent, restrictif et d’usure, cherchant à provoquer la faute de l’adversaire et fondé sur l’occupation du terrain. Tactiquement, l’application de cette stratégie passerait, entre autres, par :

  • un jeu au pied long en coin,
  • l’utilisation fréquente de chandelles courtes pour mettre les joueurs en couverture sous pression,
  • le passage fréquent au sol après du jeu « à une passe au près » pour minimiser les risques de pertes de balle et obliger la défense à commettre des fautes.

 

Dès lors, on en déduit qu’il y a des stratèges et des tacticiens au rugby, et qu’ils ne sont pas forcément les mêmes. Il est clair que, dans un club, le staff dirigeant et l’entraîneur en chef font plutôt et normalement partie de la catégorie des stratèges : à eux le temps long, la gestion de l’effectif sur le moyen et long terme, la politique générale du club en matière de finances, de recrutement et de formation, mais également pour le manager en charge du sportif et l’entraîneur en chef, le choix d’un style de jeu et les grandes lignes de sa mise en œuvre. Subordonnés, les entraîneurs adjoints, préparateurs physiques et joueurs cadres entrent normalement dans le champ des tacticiens. Ils ont un rôle plus technique et pratique (car selon l’Encyclopédie Universalis2, la tactique est « l’art de combiner les moyens militaires au combat pour en obtenir le meilleur rendement », et sont ainsi les outils de la stratégie.

Pendant le match, les joueurs sont les tenants de la stratégie et effectuent les choix tactiques qui en constituent les modalités, en accord ou en contradiction, parfois, avec ce qui a été prévu. Il existe là encore une analogie entre la guerre et le sport : à la guerre, le général et son état-major élaborent des plans de bataille, mais une fois le combat engagé et les forces lancées dans la mêlée, le commandant en chef perd une grande part de sa capacité à influer sur les événements, contraint de déléguer la conduite des opérations aux échelons subordonnés qui sont au front et ne pouvant décider dans l’urgence à sa place. En fonction des circonstances, il est toujours en mesure de commander ou conseiller, mais sa position en retrait le maintient hors du cadre immédiat de l’action. De la même manière, l’entraîneur, dans les tribunes ou sur la touche, n’est plus le dépositaire de la stratégie qu’il a mis en place à partir du coup d’envoi. Il a beau s’époumoner du bord du terrain ou chuchoter des conseils dans l’oreillette du soigneur, la décision, in fine et dans l’action, incombe aux joueurs.

On en revient à la définition de la stratégie, toujours donnée par l’Encyclopédie Universalis3 : « art de faire converger les moyens militaires sur le champ de bataille jusqu’au moment du combat (souligné par nous) ». Cette posture, non exempte de frustration, frustration fréquemment évoquée par les anciens joueurs devenus entraîneurs, était, par exemple, parfaitement assumée par le maréchal Lyautey qui, à l’imitation de son maître Gallieni, une fois qu’il avait donné ses ordres, prétendait laisser toute latitude à ses subordonnés car les choses lui échappaient alors définitivement :

L’un comme l’autre possédaient cette qualité de laisser faire leurs subordonnés quand ils leur avaient accordé confiance et de ne pas intervenir dans l’exécution. (…) On connaît l’incident de la colonne de Ké Tuong, au Tonkin, en avril 1895 : le ravitaillement n’arrive pas, et le commandant Lyautey, chef d’état major, est dans ses petits souliers ; en pareil cas, tous les chefs d’état-major sont gênés au même endroit. Il scrute l’horizon, s’agite, et, dirions-nous aujourd’hui, s’en fait considérablement. Gallieni, tout aussi préoccupé, au fond, que son adjoint, reste impavide, lit, ou fait semblant de lire et de lire du Stuart Mill encore ! Il conseille au bouillant Lyautey d’user, lui aussi, de cet infaillible calmant : les ordres sont lancés, toute ingérence dans l’exécution serait funeste. (…) C’est ce que le général Freydenberg appelait l’heure du bilboquet, l’heure où le chef d’état major apporte à son patron cet armement inoffensif et lui dit : « Occupez-vous avec ça et laissez-nous faire notre travail. » Il y a d’ailleurs assez peu de chefs rompus à l’exercice du bilboquet…4

1 Green Pamphlet, 1906, in Some Principles of Maritime Strategy, United States Naval Institute, Annapolis, 1988, p 308.

2 Jean Delmas, Armées, Doctrines et Tactiques – http://www.universalis.fr/encyclopedie/armee-doctrines-et-tactiques/

3 Ibid.

4 Yves de Boisboissel, Dans l’ombre de Lyautey, L’Harmattan, Paris, 1953, p 293.