Vers la fin du mythe d’Invictus ?
par La Boucherie

  • 09 March 2015
  • 28

 

Par Didier Kilkenny,

 

La fédération sud-africaine de rugby a annoncé la semaine dernière qu’un quota de sept joueurs « non-blancs » serait obligatoire au sein des trente sélectionnés pour le mondial anglais de cet automne. Une mesure qui pose clairement la question de l’évolution du rugby et de la société sud-africaine, vingt ans après le titre mondial de 1995 considéré comme celui de la réconciliation nationale.

L’image est entrée dans la légende, au-delà même du sport : le 24 juin 1995, l’Afrique du Sud remporte la Coupe du monde de rugby organisée sur ses terres. Évincée des deux premières éditions pour son régime politique d’apartheid, la désormais « nation arc-en-ciel » se retrouve sur le toit du rugby mondial. Nelson Mandela, l’homme du renouveau, le vainqueur de l’apartheid, remet à François Pienaar, capitaine blond comme les blés, la coupe Webb Ellis. Le rugby, sport de la minorité blanche, riche et oppressive, devient le symbole de la réunification et de l’Afrique du Sud nouvelle, qui l’eut cru ? Le conte de fées est tellement sublime qu’Hollywood en fera même un film : Invictus.

invictus-2010-15450-1345980733

15 kilos de muscles en 6 mois : Mat Damon plus fort que Sébastien Tillous-Borde.

 

Évidemment, comme toute bonne superproduction made in USA, Invictus (dont la critique rédigée par Ovale Masqué est consultable ici) occultera plus ou moins volontairement les aspects les moins avouables de l’histoire. Ainsi, en demi-finale, l’Afrique du Sud est opposée au XV de France, entraîné par Pierre Berbizier et l’emporte sur le score de 19 à 15 après certaines décisions contestables de l’arbitre gallois Derek Bevan. L’histoire aurait pu en rester là. Mais lors du banquet officiel de fin de compétition, Louis Luyt, président de la fédération sud-africaine, eut l’idée malvenue d’offrir, au vu et au su de tous les convives, une montre somptuaire à Bevan en le qualifiant même de meilleur arbitre du monde. Par respect des valeurs ©, Lapasset ne traduira pas sodomie arbitrale en afrikaans.

D’autre part, les All Blacks, opposés aux Springboks en finale furent tous pris d’intoxication alimentaire l’avant-veille du match. Enfin, on peut aussi évoquer les soupçons de dopage plus ou moins évidents des membres de cette équipe (Pierre Ballester likes this). Joost Van der Vesthuizen en ayant profité pour passer de Invictus à un remake d’Intouchables. Bien que les charges soient trop floues pour pouvoir être retenues, il n’en reste pas moins que ce titre mondial, que certains voient presque frappé de la grâce divine, comporte une part de soufre occultée un peu trop facilement.

À ces éléments, il faut ajouter la présence disproportionnée donnée à Chester Williams. Seul joueur noir de l’équipe au coup d’envoi de la finale, l’ailier est présenté comme l’idole des gamins des townships et la star de l’équipe. Seul hic, au coup d’envoi du mondial, Williams n’était même pas sur le banc car non retenu dans la sélection. Il n’obtint son billet qu’à la suite d’une bagarre, certes bien réelle, lors d’un match de poule, qui valut une suspension à son concurrent Hendricks. Mais, trop heureux d’avoir un joueur noir à intégrer à son conte de fées, le scénariste occulta encore soigneusement cet aspect de l’histoire. Tout comme il occulta volontairement aussi que certains de ses coéquipiers, notamment James Small, tenaient des propos racistes à son encontre quand ils l’affrontaient en club. Décidément, la volonté de transparence valorisation du produit © de Clint n’a d’égale que celle de Paul Goze.

Mais au fond, l’omission volontaire la plus grave du scénario du film n’est-elle pas celle d’avoir laissé accroire au spectateur un peu trop crédule que la belle carte postale du vainqueur de l’apartheid remettant la Coupe du monde à un capitaine afrikaner se suffirait à elle-même pour régler tous les problèmes sociaux d’une Afrique du Sud qui ne savait pas vivre ensemble ? Pire, la décision récente de la SARFU a battu en brèche la légende un peu trop propre. Non seulement le rugby n’a pas suffi à tout régler, mais il symbolise plus que tout cette Afrique du Sud encore dominée par les Blancs sur les plans économiques et social.

Car il est aujourd’hui évident que les Springboks n’ont pas changé de physionomie, au point que, vingt ans après le beau cliché de juin 1995, les dirigeants du rugby sud-africain en viennent désormais à adopter une mesure autrement plus radicale, dont rien d’ailleurs ne prouve qu’elle sera efficace sur le long terme. Certes, augmenter la part de joueurs de couleur dans l’équipe peut clairement susciter un effet de mimétisme chez les gamins noirs (vous savez, un peu comme les couillons qui croient que pour être un vrai rugbyman il faut avoir un tatouage comme Califano et Chabal ou picoler comme Byron) ; étant donné que la plupart d’entre eux ne portent aucun intérêt aux Springboks, et plus largement au rugby.

Mais faute de politique d’accompagnement visant à amener ces gamins vers le rugby plutôt que vers le football, cette mesure ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau. Car il faut être honnête, le recrutement actuel des Springboks, et plus généralement du rugby sud-africain n’a pas changé ses filières, surtout chez les avants. Des joueurs majoritairement blancs et costauds, soit issus des grandes universités, soit issus de grandes familles de propriétaires terriens. L’entre-soi social joue encore à plein. Et si l’apartheid a officiellement pris fin en 1991, il n’en reste pas moins que ses effets sociaux sont toujours bien visibles sur le rugby, comme sur le reste du pays.

Il est donc tout bonnement illusoire d’imaginer des Springboks plus métissés alors que leur vivier de recrutement n’a pas changé, ou si peu. Les joueurs de couleur passant surtout, au-delà de leur valeur sportive souvent importante, pour des cautions données au public. Un peu comme avoir un joueur varois dans l’effectif du RCT pour faire cesser les #célafoteauzétrangers sur les forums de supporters. De plus, le statut social de certains joueurs noirs est un leurre. Il faut ainsi garder à l’esprit que, même métis, Bryan Habana est un fils de chef d’entreprise issu de la classe aisée, pas un gamin de township. Surmédiatisé et élu meilleur joueur mondial en 2007, l’intermittent du spectacle en Top 14 est l’arbre qui cache un peu trop avantageusement la forêt. La seule lueur d’espoir aujourd’hui étant le rugby à sept, où la mixité sociale est plus forte, et dont la star en Afrique du Sud est un Noir dreadlocké nommé Seabelo Senatia. Joueur qui a d’ailleurs intégré le squad des Springboks lors de la dernière tournée d’automne et qui envisage de participer au mondial anglais. 

293711-ac1187a4-86f5-11e3-8066-beb3483f8e9c

Les Blitzboks, sans doute le plus bel hymne au métissage depuis la série Arnold & Willy. 

 

En gros, il est possible de s’apercevoir vingt ans après que l’image d’Épinal de Mandela et Pienaar fut certes un magnifique symbole… mais rien qu’un symbole. Et ces éléments font apparaître la réconciliation des diverses communautés via ce titre mondial comme une histoire à peu près aussi véridique que celle de Toulouse qui forme la moitié de son effectif. Si le rugby fut à l’origine du processus de réconciliation nationale de l’Afrique du Sud, il est aussi le miroir grossissant de son caractère inachevé voire inachevable.