Abats d’idées #4 : Faut-il avoir joué au rugby pour en parler ?
par Ovale Masque

  • 02 December 2014
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Par Ovale Masqué, Damien Try et le Stagiaire.

 

Dimanche midi, alors que nous tentions en vain de nous bourrer la gueule devant un pénible Stade Français – CA Brive, nous sommes tombés sur un article publié par Yannick Cochennec sur Slate.fr, intitulé « De quoi tu te mêles ? Faut-il avoir joué au rugby pour en parler ? ». Un article plutôt intéressant, et qui nous a forcément interpellé, puisque le fameux « t’as jamais été sur un terrain » est le reproche qui revient le plus souvent à la bouche de ceux qui n’apprécient pas vraiment ce qu’on fait à la Boucherie, de celle du Twittos de base à celle de l’international de rugby bien décidé à venir régler ses comptes avec nous. Ça et le « vous êtes cachés derrière votre écran » de ceux qui confondent toujours anonymat et pseudonymat, bien sûr.

En l’occurrence, chez nous, les profils sont assez variés : on y trouve effectivement quelques filles et garçons qui n’ont jamais enfilé une paire de crampons. D’autres qui l’ont fait brièvement au cours de leurs parcours scolaire. Malgré tout, la plupart ont évolué ou évoluent encore à un niveau amateur, et certains ont même flirté avec le professionnalisme avant de réaliser que la bière et le canapé c’était quand même moins difficile. Enfin ce n’est pas vraiment le sujet : tout le monde s’en fout (ou devrait s’en foutre) et nous ne cherchons pas à nous légitimer. N’en déplaise à ceux qui nous prennent au sérieux ou qui affichent nos articles sur les murs de leurs vestiaires, nous n’avons jamais prétendu délivrer des analyses pertinentes sur le rugby. Mais la question demeure : peut-on parler de rugby si on y a jamais joué ?

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 Ton grand père quand il t’explique qu’il y a 30 ans il jouait arrière et courait le 100 mètres en 11 secondes. Évidemment, tu l’as pas cru.

 

Le rugby, le sport d’une élite auto-proclamée

Vous noterez qu’il s’agit là d’une question qui se pose surtout dans le domaine du rugby. En matière de cinéma, personne ne viendra vous dire que vous devez forcément avoir réalisé « Citizen Kane » pour avoir le droit de donner votre avis sur le dernier Luc Besson. On a jamais vu non plus un Patrick Bruel, excédé par les critiques, attraper un plumitif de Télérama par le col en lui hurlant « T’as déjà fait du solfège ??? » au visage. Même dans le monde du sport et plus particulièrement celui du football, les « t’as jamais été sur un terrain » restent assez rares. Tout au plus ils concernent Pierre Menès, qui subit principalement ce genre d’attaques en raison de sa silhouette athlétique (et aussi parce qu’il est quand même très con). Il faut dire que le ballon rond est le sport populaire par excellence. Tout le monde y a déjà joué, ne serait-ce que dans la rue ou dans la cour de récré, avec des cartables en guise de buts. Le football, tout le monde a son avis dessus, de ton concierge José supporter de l’OM DEPUIS LE DÉBUT © à ton petit cousin Kévin devenu fan du PSG et de Zlatan il y a 3 ans. C’est admis, et même les principaux talk-show consacrés au ballon rond ne sont que des parodies de discussions de comptoir, exécutées par des professionnels du théâtre des médias.

Mais en ce qui concerne le rugby, c’est pas pareil. Drapé dans son habituel sentiment de supériorité, le rugby se considère comme un sport d’aristocrates, un sport d’initiés. « Tu peux pas comprendre si t’as pas joué ». C’est derrière cet argument que Vincent Moscato se réfugie, quand il jette superbement « en attendant, moi le Brennus, je l’ai touché » à Laurent Cardona, arbitre en activité, qui connait donc forcément mieux les règles que lui. À ce compte-là Pierre-Gilles Lakafia est un érudit en rugby, lui qui est double-champion de France, et Daniel Herrero, ce naze qui n’a qu’une finale perdue à sa carrière de joueur, ne peut que fermer sa gueule.

On entend souvent aussi « Tu peux pas comprendre la mêlée si t’as pas été dedans ». La métaphore guerrière est omniprésente dans le rugby, et on a tous déjà eu à faire au discours d’un ancien tentant de nous faire croire que jouer au rugby, c’est comme partir au front. S’il faut assurément du courage pour rentrer sur un terrain et avoir envie de s’y faire mal, faut quand même pas pousser : même le pire des matchs de Fédérale 3 doit être plus agréable à vivre que 24h dans une tranchée. Même une mêlée derrière le cul de Gillian Galan.

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« Il a mis le bout de gras à la Princesse », peut-être une des plus belles analyses du poète Daniel Herrero.  

 

Mais il faut reconnaître que le rugby est un sport complexe, pas à la portée du premier venu qui vote Teddy Thomas pour le Talent d’Or France Télévision. Autre sujet intéressant d’ailleurs, que ces « connaisseurs » qui voudraient interdire le droit de s’exprimer à ceux qui, selon eux, n’y pigent que dalle. Et que dire de ce « grand public » tant méprisé, qu’on voudrait voir se poser en nombre devant son poste pour augmenter les recettes des droits télés, tout en exigeant qu’il ferme bien sa gueule et qu’il garde son avis – forcément débile – pour lui. Le partage, l’échange, la fraternité. On les aime nos Valeurs du rugby © ! Mais il ne faudrait surtout pas que d’autres puissent en profiter.

Enfin bref. C’est un fait, il est difficile de maîtriser les aspects les plus obscurs de ce jeu qui semble parfois n’avoir ni queue ni tête. Avant de prendre sa retraite l’année dernière, Henry Broncan affirmait même avec une modestie rare et rafraîchissante que « tous les entraîneurs étaient des clowns » et qu’à 70 ans, il n’avait « toujours rien compris au rugby »Preuve supplémentaire de la difficulté d’appréhender ce sport, on peut voir un ancien joueur et entraîneur de renom se tromper sur les règles toutes les 10 minutes au micro de France 2 lors des matchs du XV de France. Mais peu importe, certains peuvent dire des conneries tant qu’ils le veulent, puisqu’ils ont joué au rugby. Tant qu’ils ont la « carte ». Sur Canal + on a même créé une émission pour les réunir et les aider à retrouver un emploi. Prends ça, François Hollande !

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Started from the bottom !

 

Le rugby pour tous, même les cons

Mais les glorieux anciens ne sont pas les seuls qui ont le droit de faire partie de la confrérie de ceux-qui-savent. Certains « non-joueurs » ont également eu la chance d’y être acceptés, comme les gentils journalistes qui ne se mouillent jamais, par peur de se faire refuser les interviews qui font leur pain quotidien – difficile de leur reprocher, un journaliste n’est pas confronté aux mêmes problématiques qu’un blogueur. Il y a aussi les vieux de la vieille, ceux qui font partie du décor comme un Pierre-Michel Bonnot, dont les articles emballés dans une jolie prose sont souvent bien plus trash que ce qu’on peut lire ici ou ailleurs sur internet. De ceux-là on accepte à peu près tout, même qu’ils se posent comme des professeurs d’école en distribuant des notes aux joueurs au lendemain d’un match international. Entre ça et balancer quelques vannes inconséquentes sur Twitter, (vannes qui seront probablement oubliées dans le quart d’heure qui suit), on se demande qui a le plus de culot. Mais n’y voyez là aucune jalousie ou frustration : à la Boucherie on est déjà pauvres, on a donc aucun intérêt à devenir journalistes pour le devenir encore plus. Et ce serait oublier que beaucoup d’entre eux – pas suffisamment courtisans ou importants – sont également considérés comme des intrus par les détenteurs du savoir rugbystique. 

Le fait est que certains membres de la « grande famille (consanguine) du rugby » semblent avoir du mal à admettre qu’au fur et à mesure que le rugby se popularise, il n’appartient plus à une élite mais bien à tout le monde. Et dans ce « monde », on trouve de tout, comme dans la vraie vie : des auto-proclamés experts arrogants, des types pertinents, des gentils trolls, des trolls débiles et irrespectueux, des types drôles, des types pas drôles, des aigris, des fanatiques, des analphabètes, des lettrés, des Pierre Salviac Junior et des Daniel Herrero sans bandana. Il suffit d’aller lire les commentaires de l’Équipe, de Rugbyrama ou du Rugbynistère pour découvrir cette nouvelle faune, qui, il faut bien le dire, fait parfois un peu flipper. Ou de se rendre sur les blogs et les sites qui fleurissent sur le sujet du ballon ovale depuis quelques années. Tout ça ressemble à un énorme cirque, mais finalement pas si différent de celui du monde du rugby professionnel qui est entré dans l’ère du spectacle à tous les niveaux, avec ses joueurs, ses entraîneurs et ses présidents stars, ses publicités omniprésentes, ses platitudes d’après-matchs et ses rugbymen-robots programmés pour faire plaisir aux sponsors et à la ménagère.

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Ici, un rédacteur de la Boucherie après avoir placé un lien vers « Imanol notre idole » sur Twitter.

 

Tout ça, toute cette foule dont Jean-Michel Cequelchaine et Jean-Pierre Yakafokon font partie, cela fait aussi partie du revers de la médaille, ce que certains semblent avoir du mal à accepter. Quand on est très confortablement payés pour faire de la MUSCUUUU et jouer avec un ballon 4 heures par jour, quand on profite des avantages de la célébrité, quand on se fait acclamer dès qu’on pose un pied devant l’autre en sortant d’un bus, on a globalement la belle vie. Mais on s’expose aussi à quelques désagréments, quand même bien plus dérisoires, comme le fait d’être jugé ou moqué par des personnes qu’on estime ne pas être légitimes pour le faire. Comme le fait que notre image n’appartienne plus qu’à nous, mais à tout le monde. Certains s’en amusent, comme les célébrités qui pensent que ne pas avoir sa marionnette aux Guignols, c’est avoir raté sa vie. D’autres ont plus de mal avec cette nouvelle facette de leur métier, et au final on est presque un peu tristes qu’ils semblent y accorder autant d’importance.

 

#DerrièreMonÉcran

L’ère des journalistes-copains et du sport qui vivait dans sa petite bulle de champagne est donc probablement sur le point de se terminer : les histoires de troisième mi-temps qui étaient autrefois étouffées font désormais les gros titres, la moindre petite phrase est montée en épingle et le XV de France ne peut plus enchaîner 3 défaites sans se prendre une rafale dans les médias, le comptoir du coin ou les forums sur internet. Finalement, le joueur de rugby est peut-être, petit à petit, en train de réaliser son rêve secret : devenir un footballeur comme les autres. Bon, un footballeur low-cost, certes.

Et en contrepartie, il faudra se faire à l’idée que désormais, tout le monde pourra avoir son avis sur le rugby. Même les profanes qui n’y ont jamais joué. Et peut-être également cesser de s’enfermer dans la certitude de faire partie de ceux-qui-savent. Car au fond, ce n’est ni le nombre d’essais marqués, ni le nombre de cartons encaissés, ni le nombre de trajets de bus effectués pendant votre carrière qui feront de vous un être éclairé sur le sujet. Sinon, comment expliquer que certains anciens internationaux reconvertis en consultants ne connaissent pas le nom de la moitié des joueurs du championnat ?

Un bon joueur de rugby n’est pas forcément un passionné de rugby, et il est d’ailleurs de moins en moins rare de constater que beaucoup de professionnels ne sont ni de grands consommateurs de matchs, ni très curieux sur ce qui se pratique en dehors de nos frontières, se farcir la séance vidéo de la semaine suffisant souvent à rassasier leur appétit de rugby. Alors évidemment, il est difficile de comprendre l’anatomie d’un match de rugby quand on ne l’a pas pratiqué, la relation particulière qui peut unir le 5 de devant ou même de saisir la réelle portée des fameuses Valeurs ©, qui derrière l’argument marketing, peuvent vraiment exister au sein d’une équipe. Mais pousser en mêlée et lifter en touche n’enseigne pas à reconnaitre une rush defense ou à juger de la qualité de l’alternance de jeu d’un 10. N’en déplaise à certains, on en apprend peut-être plus niveau tactique en passant son week-end devant sa télé à regarder des matchs qu’en passant la nuit dans une troisième mi-temps dont on aura tout oublié le lendemain. L’idéal étant d’expérimenter les deux, évidemment.

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Le rugby, même Zaz a le droit d’en parler. C’est dire. 

 

Nos autres débats sont à retrouver ici : Les Abats d’idées